Comment indemniser l’incidence professionnelle ?

Aux côtés du préjudice de la perte de gains professionnels futurs, le groupe de travail dirigé par le Magistrat DINTILHAC (Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, juillet 2005) ajoute le préjudice de « l’incidence professionnelle » permettant d’indemniser « non la perte de revenus liée à l’invalidité permanente de la victime mais les incidences périphériques du dommage touchant à la sphère professionnelle, comme le préjudice subi par la victime en raison de sa dévalorisation sur le marché du travail, de sa perte d’une chance professionnelle ou de l’augmentation de la pénibilité de l’emploi qu’elle occupe, imputable au dommage, ou encore du préjudice subi qui a trait à sa nécessité de devoir abandonner la profession qu’elle exerçait avant le dommage au profit d’une autre qu’elle a dut choisir en raison de la survenance de son handicap. Ce poste de préjudice doit inclure les frais de reclassement professionnel, de formation, de changement de poste, l’éventuelle incidence sur la retraite… ». L’incidence professionnelle permet donc de compléter l’indemnisation obtenue au titre de la perte de gains professionnels (2e civ. 23-05-2019 n° 18-17.560). Elle peut aussi faire l’objet d’une indemnisation en l’absence de tout préjudice relatif à cette perte de gain ; c’est le cas de la victime qui est en capacité de poursuivre son activité professionnelle mais dans des conditions différentes ou une activité différente mais à salaire égal.

Ces précisions permettront de clarifier le cas suivant ; une femme est victime d’un accident de la route en 1999, sa hanche est fracturée ce qui nécessite une opération. Vingt-sept ans après, son dommage s’aggrave, ce qui se traduit par des douleurs à la hanche l’empêchant de poursuivre son emploi à temps plein. En effet, elle est assistante maternelle, profession nécessitant de se tenir régulièrement et de manière prolongée, debout. La blessure à la hanche suppose une fatigabilité plus accrue au travail ; cette pénibilité est telle que la victime est contrainte, alors qu’elle aime particulièrement son emploi, de ne l’exercer qu’à mi-temps. Ce cas d’espèce pose deux questions ;

  • La pénibilité du travail ouvre-t-elle, à elle seule, droit à indemnisation au titre de l’incidence professionnelle ?
  • L’aménagement du temps de travail, ayant pour objet de limiter voire d’éviter totalement la pénibilité du travail, fait-il obstacle à l’indemnisation au titre de l’incidence professionnelle ?

Afin de répondre à la première interrogation, il est nécessaire de se concentrer sur la formule qu’utilise le groupe de travail présidé par Monsieur DINTILHAC, lequel évoque des conditions, non pas cumulatives, mais alternatives. Ainsi, la pénibilité du travail doit permettre, à elle seule, d’ouvrir droit à indemnisation au titre de l’incidence professionnelle. Cette définition est d’ailleurs reprise, telle quelle et de manière régulière par la jurisprudence récente, comme en témoigne la décision sus-citée rendue en 2019 ou encore une décision rendue par la Cour de Cassation le 14 décembre 2016 (Civ. 2ème, 14 décembre 2016, n° 15-28.060) par laquelle la Cour de Cassation impose au juge du fond de tirer les conséquences de la définition du préjudice de l’incidence professionnelle en envisageant chacune de ses composantes pour déterminer le montant que recevra la victime au titre de l’indemnisation de l’incidence professionnelle.

La seconde interrogation est l’occasion de se pencher sur la récente jurisprudence de la Cour d’appel de Paris. Effectivement, si les juges indemnisent l’incidence professionnelle au titre de la pénibilité ressentie par la victime et alors même que celle-ci a repris son activité professionnelle sans aménagement de son temps de travail (Cour d’appel de Paris – Pôle 02 ch. 02, 12 mars 2020 / n° 18/02931), ce n’est pas, en réalité, l’adaptation ou non du temps de travail qui est déterminante, mais bien le fait que le travail en question demeure source de pénibilité. La cour d’appel a par ailleurs indemnisé l’incidence professionnelle future en estimant que la victime d’un dommage, qui n’a pas encore d’activité professionnelle, souffrira inévitablement de ses blessures empêchant toute position debout prolongée, en raison de séquelles au genou dont elle souffrira inévitablement. L’incidence professionnelle est indemnisée sans que les juges ne se prononcent sur une éventuelle dévalorisation sur le marché du travail, ni une éventuelle fragilisation de la permanence de l’emploi (Cour d’appel de Paris – Pôle 02 ch. 03, 7 septembre 2020 / n° 18/19997) ni encore sur la possibilité qu’aura la victime d’adapter son travail à ses incapacités. Cette décision suit le principe de l’exclusion de la mitigation. Cette notion de mitigation désigne l’obligation qu’aurait la victime de minimiser son dommage dans l’intérêt du responsable. Contrairement aux pays de Common Law, la mitigation est catégoriquement exclue par la Cour de cassation. Ainsi, en droit français, aucune victime ne peut se voir, par exemple, contrainte de suivre un traitement ou de subir une opération contre sa volonté dans le but d’adoucir les conséquences du dommage qu’elle a subi. Il en va de même lorsque l’on évoque un éventuel aménagement du temps de travail, lequel a pour objet de minimiser les souffrances de la victime travailleuse.

L’indemnisation du préjudice de l’incidence professionnelle peut donc être uniquement attachée à la pénibilité du travail. Par conséquent, si l’aménagement du temps de travail ne permet pas d’éliminer toute souffrance ressentie par la victime (laquelle demeure debout sur son temps de travail, bien que réduit), cet aménagement ne fait pas obstacle à l’indemnisation du préjudice de l’incidence professionnelle.

En somme, ni la doctrine, ni la jurisprudence n’établissent qu’il est nécessaire que la pénibilité au travail provoque une fragilisation de la permanence de l’emploi et dévalorise la victime sur le marché du travail pour ouvrir droit à réparation. Il ressort de chacune des décisions suscitées que la pénibilité au travail se suffit à elle-même. Dès lors que la pénibilité demeure malgré une adaptation du temps de travail, cette adaptation ne fait pas obstacle à une indemnisation au titre du préjudice de l’incidence professionnelle.

BROSSEAU Sibylle